Article 14
Des outils faussement « neutres
S’il est une idée sur laquelle tous les sociologues s’accordent, c’est que l’analyse des réseaux sociaux ne se réduit pas à une simple méthode, mais est porteuse d’un véritable « paradigme », ou plus exactement de plusieurs paradigmes, au sens où le philosophe et historien des sciences Thomas Kuhn entendait cette notion.
Dans son ouvrage canonique, ce dernier montrait ainsi que même les sciences dites « exactes » étaient influencées par les rapports de force collectifs entre leurs praticiens [6]. De science « dure », la sociologie des réseaux revêt justement de nombreux atours, de par le foisonnement des concepts et outils
– largement mathématisés – qui ont accompagné son essor depuis sa « fondation » par John Barnes en 1954 [7, p. 12].
Triades et dyades, cliques, graphes, sommets, arêtes, connexité, densité, centralité, matrices, blockmodelling, indices de Zagreb et de Randic, algorithme de Ward, etc. : c’est un véritable lexique qu’il faut connaître pour « parler » la sociologie des réseaux, sans compter les nombreux logiciels dont il faut apprendre la maîtrise et autres calculs permettant d’analyser les graphes reconstitués.
Autant d’éléments qui constituent des barrières à l’entrée, propres à toute profession [8], et qui sont également comme autant de gages de scientificité.
Cela ne veut pas dire, bien évidemment, que cette formalisation, également familière d’une certaine économie académique, ne serait pas pertinente, mais elle risque de faire perdre de vue ses implications théoriques.
Car comme dans tout sous-champ disciplinaire, les sociologues des réseaux partagent également le « culte » de certaines théories canoniques, telles que la théorie de la « forme » des relations et les analyses concernant les triades de Simmel – que d’aucuns considèrent comme le principal précurseur de l’analyse des réseaux [9] –, celle de la « force des liens faibles », mise en évidence par Mark Granovetter [10], ou encore celle des gains spécifiques attachés à la position dans un « trou structural » développée par Ronald Burt [11].
Mais on peut évoquer également la théorie de l’« équivalence structurale » développée par Harrison White et les chercheurs inscrits dans sa lignée, qui constituent le « groupe de Harvard », qui place en son cœur le fait que différents individus présentent des relations plus ou moins similaires avec d’autres [7, p. 66-67].
Or, cette approche microsociologique s’appuie entre autres sur un modèle de l’acteur rationnel qui, sans être partagé par tous les analystes des réseaux, accompagnerait le développement d’une vision de la société « ouverte », « fluide », ayant évacué les vieilles notions de « catégories » ou de « classes » dont les individus (se) seraient désormais libérés.
Une telle critique est notamment portée par Luc Boltanski et Eve Chiapello qui, à partir de leur analyse des manuels de management, repèrent justement la place centrale de la notion de
« réseaux » dans la « cité par projets » qui caractérise la nouvelle logique d’organisation économique et sociale capitaliste [12
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